N°37 LA CONFUSION DES SENTIMENTS
de Stefan Zweig (1926)
En 37eposition se trouve, très clairement, La Confusion des sentimentsde l'écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942). Cette longue nouvelle est parue en 1926 : une très bonne année, 1926. L'année où Breton rencontre Nadja, celle où Bernanos croise Satan et où Agatha Christie tue Roger Ackroyd. Visiblement une des années les plus créatives du siècle : dans l'entre-deux-guerres, les gens écrivaient en ignorant que le ciel allait leur retomber sur la tête. La monarchie des Habsbourg au début du siècle était un endroit assez bien fréquenté : Schnitzler, Hofmannstahl, Kraus, Musil mais aussi Rilke et Kafka... Plus tard, en 42, lorsqu'il s'apercevra que la catastrophe recommence, Stefan Zweig se suicidera au Brésil avec sa seconde femme.
C'est que ce Zweig est un garçon sensible, un poète viennois, un analyste fin et délicat du cœur humain influencé par les travaux de Sigmund Freud, son copain. Tous ses livres racontent des amours contrariées, des liaisons compliquées, des désirs inavoués ou inassouvis : il est le maître de la littérature psychologique. Et La Confusion des sentiments ne déroge pas à la règle : cet élève amoureux de son professeur, dans une époque où l'homosexualité est le pire des tabous, ne peut que courir au désastre. Roland est incapable de savoir ce qu'il éprouve vraiment : est-ce de l'admiration, de l'amour, de l'amitié, du désir? Est-ce son professeur qui le drague, ou bien est-il un allumeur fou, ou encore un gros fayot flatté de plaire à son maître ? Dès que celui-ci le tutoie, il part en courant, et finira par se taper sa femme pour se changer les idées. C'est cela, la « confusion des sentiments » : notre cerveau est assez bien fichu pour pas mal de choses, la mémoire, la raison, l'imagination; mais il est incapable de nous aider dès lors qu'il est question de passion. Nous sommes alors livrés à nous-mêmes : quand sait-on que l'on est amoureux pour de vrai? Est-ce que nous décidons d'aimer ou est-ce que ça nous tombe dessus? Peut-on choisir qui l'on aime ou se contente-t-on de suivre des élans incontrôlables ? Comment s'y retrouver dans le brouillard de l'âme humaine ? (Au fond, le livre aurait très bien pu s'intituler « Tempête sous un crâne ».)
La Confusion des sentiments, subtile confession d'une fascination, montre comment la pédagogie peut tourner à la passion. J'aimerais susciter chez vous pareil éveil! Tout élève sensible peut basculer devant son brillant professeur (comme dans le film Le Cercle des poètes disparus). L'original, chez Zweig, c'est que le professeur craque encore plus que l'élève. Très subjectivement, ce n'est toutefois pas ce livre-ci que j'aurais choisi si l'on m'avait sonné. On pouvait préférer Amok: dans les Indes néerlandaises, l'histoire de cette femme que son médecin refuse d'avorter et qui en meurt; ou Vingt-Quatre Heures de la vie d'une femme : en une nuit à Monte-Carlo, une femme tombe amoureuse d'un joueur qui se sert d'elle pour retourner au casino; ou La Pitié dangereuse: dans un bal, un type invite à danser une nana paralysée et, pour se faire pardonner cette gaffe, va lui rendre visite, or celle-ci prend sa pitié pour de l'amour, et se suicide à la fin. Je propose pour résumer Stefan Zweig l'équation suivante : Zweig = (Goethe + Freud) x Proust. J'espère, au moins, ne pas être trop confus.